Le latex saupoudré d’amidon épouse mes paumes, formant une nouvelle peau ; une peau bleue et souple, élastique à souhait. Puis vient le froid, l’aspect lisse et glissant du plastique qui contraste avec la rugosité de l’os : j’ai touché la prothèse patellaire, la prothèse de cette jambe disséquée posée devant moi. Une jambe de femme, entre 40 et 60 ans.
Le jaune huileux de la graisse qui tapisse la face interne de l’épiderme attire mon attention, et mes doigts ne tardent pas à suivre le mouvement. Cette enveloppe soigneusement détachée repose sur la table, toujours collée aux muscles par endroit. Sur l’invitation du chirurgien, je me retrouve à plonger les doigts au cœur de la masse sanguinolente, entre le tibia et la fibula. Les os sont si proches à cet endroit que je les sens de part et d’autre de mon index. Après les os viennent bien sûr les tendons : épais comme les cordes d’une basse et étonnamment résistants, je les tire tous un à un afin de voir quelle partie ils actionnent. J’empoigne alors le pied encore recouvert de peau et lui fait effectuer une rotation. Il est froid. Les ongles sont petits, soignés. C’est le pied d’un être humain que je tiens serré dans ma main. Il y a un grand trou dans ma poitrine. Je m’éloigne de ce pied.

Je me dirige vers un poumon d’un rouge sombre marbré de noir, deux tables plus loin. La dissection est finie, il n’y a donc plus personne pour se presser tout autour. Les deux lobes ont été séparés ; un scalpel, des ciseaux et une sorte de pince sont restés à leurs côtés. Enhardie par mes précédentes expérimentations, je me saisis de l’un d’eux. Je le soupèse, l’examine, le palpe : sa texture froide et molle semble renfermer des milliers d’alvéoles, semblables à du papier bulle, ou au rembourrage des coussins à mémoire de forme. Je fais longtemps rouler sous mes doigts cet étrange paquet. Je me saisis d’une paire de ciseaux et viens tester la résistance des tuyaux qui relient cette machinerie au cœur. D’un diamètre important, ils ressemblent à s’y méprendre à des gaines électriques. Légèrement striés, épais comme du caoutchouc raidis par le temps et le soleil. Une belle machine en panne. Je crois que j’ai assez tâté pour aujourd’hui.

À mon retour, je passe devant un bras presque entièrement mis à nu ; seul le bout des doigts est encore recouvert de son enveloppe épidermique. Ratatinée, fripée et méconnaissable, celle-ci ressemble à s’y méprendre à la peau bleue que j’ai abandonnée au fond d’une poubelle il y a quelques secondes.
Les Amérindiens prélevaient parfois la peau de leurs ennemis pour s’en faire des parures et s’approprier leur force. Et nous, pourquoi faisons-nous cela ? Peut-être pour nous approprier nos propres peurs. En fin de compte, ne serait-ce pas ce qui se trouve au plus profond de nous qui nous effraie ?