Colorier à la main ou chromolithographier, le pour et le contre

« Le présent essai tente d'expliquer pourquoi les planches de la seconde édition du Traité de Bourgery (Guérin, 1866-71) n'ont pas été produites par un procédé d'impression en couleur de plus en plus populaire à cette époque : la chromolithographie. Il établit que l'ensemble des planches sont coloriées à la main comme celles de la première édition (Delaunay, 1831–54) et suggère que presque tous les dessins d'origine ont dû être conservés sur pierre et réutilisés pour cette seconde édition. Les coûts comparatifs du coloriage manuel et de la chromolithographie sont abordés et illustrés par de nombreuses exemples. »

    Deux ouvrages d’illustrations médicales de la fin du vingtième siècle ont éveillé notre attention sur le passage du coloriage manuel à la chromolithographie pour les planches des atlas anatomiques majeurs du dix-neuvième siècle. 1 Les auteurs de la présente publication se sont ainsi interrogés : pourquoi la chromolithographie n'a pas été utilisée pour la deuxième édition du Traité complet de l'anatomie de l'Homme comprenant l’anatomie chirurgicale et la médecine opératoire, Paris, L. Guérin et Cie., 1867-1871. Sans preuve dans les archives, toute réponse à cette question, près de cent cinquante ans plus tard, amène forcément à des spéculations et à essayer de se mettre à la place de Guérin et, peut-être également à celle de l’éditeur de la première édition.

    En l’occurrence, la question est entièrement hypothétique, car il y a peu de doute que toutes les planches de la première édition du Traité de Bourgery (Delaunay, 1831-54), tout comme celles de la deuxième édition (Guérin, 1867-71) aient été imprimées à partir des mêmes pierres, à une exception évidente près. 2 Toutes les autres planches comparées montrent de très nombreuses similarités dans le traitement des hachures au crayon et du lettrage. Cela débouche sur deux hypothèses. La première est que des feuillets de texte ainsi qu'un stock de planches de la première édition ont été mis de côté par l’éditeur d’origine qui attendait peut-être de voir comment allaient évoluer les ventes avant de s’engager dans une deuxième édition. La seconde est qu’il a été demandé à l’entreprise de Lemercier, l’imprimeur de la plupart des planches de la première édition, de conserver les images sur pierre disponibles pour une deuxième publication ou édition. Les deux possibilités seront examinées ci-après, mais, en aucun cas, un passage à la chromolithographie comme moyen de production des planches n’a paru envisageable.

     La première édition du Traité de Bourgery a été publiée durant une longue période allant de 1831 à 1854 et presque toutes ses planches ont été imprimées par les maisons de lithographie parisiennes de Bénard, Bénard & Frey, Lemercier, Bénard & Cie., et Lemercier. À de rares exceptions près, les planches des premiers volumes ont été imprimées par Bénard ou Bénard et Frey. 3 La transition de Bénard à Lemercier pour les volumes suivants reflète l’ascension de ce dernier : figure relativement insignifiante du milieu professionnel lié à la lithographie, Rose-Joseph Lemercier se trouve bientôt à la tête d’une des principales maisons de lithographie en Europe. 4 Ayant commencé comme humble ouvrier avec l’imprimeur Pierre Langlumé, effectuant des tâches telles que le polissage des pierres, il est ensuite devenu, pour une courte période, contremaître pour Mlle Clémence Formentin, l’une des rares femmes à diriger une presse lithographique en son nom propre. Il fut ensuite employé par François Joseph Knecht, qui dirigeait la presse établie à l’origine à Paris par Alois Senefelder, l’inventeur de la lithographie (et également oncle de Knecht). 5 En 1828, âgé de vingt-cinq ans à peine, Lemercier créa sa propre maison de lithographie, à une toute petite échelle, au 2 rue Pierre Sarrazin, avec juste une presse. Avec l’expansion de ses activités, il déménagea peu de temps après au 55 rue du Four Saint-Germain, avant de s’installer finalement dans des locaux beaucoup plus grands au 57 rue de Seine.

     La mention de Bénard comme imprimeur apparaît sous différentes formes dans les premiers volumes du Traité de Bourgery, libellé « Lith. de Benard » ou « Lith. de Benard et Frey ». Pour les volumes suivants Bénard travaillait en partenariat avec Lemercier, sous le nom de « Lemercier, Benard et Cie. », au 4 rue de l’Abbaye (l’ancienne adresse de Langlumé, dont Bénard avait repris la presse en 1830). L’ordre des noms suggère que Lemercier était au moins un partenaire sur un pied d’égalité. À partir de la fin des années 1830, ce dernier était devenu l’imprimeur principal des planches de Bourgery, que ce soit en partenariat avec Bénard ou bien seul. Des années 1840 jusqu’à l’arrêt de la publication, la marque « Lemercier & Cie., Paris », ou un équivalent, apparaît régulièrement sur les planches. Nicolas-Henri Jacob, élabora ou supervisa les dessins de toutes les planches, mais la plupart furent dessinées sur pierre par des lithographes spécialisés.

     Au milieu du siècle, une équipe entière d’artistes lithographes travaillait pour Lemercier & Cie., bien qu’il soit difficile de savoir si ceux qui ont contribué au Traité de Bourgery étaient des artistes indépendants ou pouvaient être considérés comme ses employés. 6 À cette époque, son entreprise était devenue la principale maison de chromolithographie en France. fig. 1 L’année suivant l’achèvement de la première édition du Traité de Bourgery, il fut récompensé par la « médaille d’honneur » à l’Exposition universelle de Paris en 1855 pour son excellence dans le domaine de la lithographie. 7 L’entreprise Lemercier continua à prospérer, et à la mort de Rose-Joseph en 1887, elle passa à son neveu Alfred.

     Quels que fussent les arrangements pour le dessin et le travail lithographique des 726 planches du Traité de Bourgery, cela représenta un investissement considérable en temps et en argent. Bien que l’on considère souvent que les dessins lithographiques sont meilleur marché que les gravures sur cuivre, ce dut néanmoins être un travail très lent et laborieux de dessiner autant de planches d’une telle importance et d’une telle complexité. Non seulement les dessins anatomiques d'une grande précision impliquaient l’élaboration d’une palette subtile de tons par hachurage au crayon, mais leurs éléments devaient également être légendés dans les images.

     Étant donné l'ambition de ce travail, il a peut-être été décidé d’emblée qu’il était judicieux d’imprimer plus d’exemplaires des planches que nécessaire dans l’espoir que les ventes justifieraient une autre publication de l’ouvrage lorsque la publication initiale serait épuisée. Bien que cela signifiait un coût supplémentaire dès le départ, les dépenses liées au coloriage manuel des planches pourraient avoir été mises en attente jusqu’à ce que les ventes justifient de colorier plus d’exemplaires. Dans ce cas, il aurait été possible pour Guérin de reprendre le stock de planches inutilisées (et potentiellement les feuillets du texte) de l’éditeur Delaunay. De telles pratiques ne sont pas sans précédent et ne doivent pas être exclues, à moins que des preuves contraires ne se présentent. Toutefois, un tel arrangement aurait sans doute impliqué une certaine limitation du nombre d’exemplaires disponibles pour toute reparution ou seconde édition.

     L’autre possibilité, selon laquelle les dessins auraient été préservés sur pierre pour une utilisation future — plutôt que de suivre la pratique normale qui consiste à la débarasser par abrasion (grainage) du dessin qu'elle porte afin de pouvoir la réutiliser — aurait également été coûteuse. Mais l’investissement dans de tels dessins lithographiques au crayon si soigneusement réalisés et détaillés peut bien avoir persuadé Delaunay d’assumer le coût de leur conservation sur pierre afin d’anticiper une seconde impression. Toute décision en ce sens aurait été prise dès le départ puisque l’ouvrage a été publié en plusieurs parties ; le coût de stockage des pierres aurait inévitablement augmenté au cours des années, au fur et à mesure de l’augmentation du nombre de planches publiées. La totalité des dépenses liées à une telle décision ne se serait pas limitée au coût de stockage dans les grands entrepôts à pierres de Lemercier : elle aurait également inclus une compensation pour la perte de l’utilisation des pierres, somme qui aurait représenté une dépense de capital considérable. 8 Un arrangement de ce type aurait inévitablement amené à redessiner l'une ou l'autre planche dont la pierre aurait été endommagée d’une façon ou d’une autre, à un moment donné au cours de ces décennies.

     La deuxième explication peut sembler moins plausible que la première pour plusieurs motifs, principalement en raison du fait que, plus une image reste sur la pierre plus il est difficile de la raviver pour la réimpression. En l’occurrence, vu le temps écoulé entre les deux éditions, beaucoup d’images seraient restées sur pierre pendant plus de trente ans. Il est cependant évident que les dessins originaux ont été conservés sur pierre et réimprimés, car les images de la plupart des planches des deux éditions sont identiques.  fig. 2 et 3 Qui plus est, des tracés sur les planches des deux premiers volumes de la seconde édition forment la marque « Imp. Becquet, Paris » remplaçant ainsi ceux de la première édition qui portent la marque de Bénard ou Bénard et Frey. fig. 4 et 5 D’autres planches de la seconde édition n’ont pas de marque, ce qui suggère que les noms des imprimeurs d’origine ont été effacés des pierres avant réimpression, soit par Becquet soit par un autre imprimeur. Ces deux modifications semblent établir, sans véritable doute possible, que beaucoup de planches de la seconde édition ont été réimprimées à partir des pierres dessinées pour Delaunay. 9 Une planche de l’édition de Guérin, qui apparaît inversée dans l’édition de Delaunay, a été entièrement redessinée, probablement parce que la pierre a été endommagée, cassée voire perdue. 10 - fig. 6 et 7

     L’idée selon laquelle la plupart des pierres de l’édition de Delaunay ont été réimprimées pour Guérin s’appuie sur une publication illustrée similaire dont les images sur pierre ont été réimprimées après une période de stockage encore plus longue : l’œuvre majeure de Ludovic Hirschfeld sur le système nerveux, Névrologie ou description et iconographie du système nerveux. L’ouvrage de Hirschfeld fut publié en plusieurs parties par Baillière à Paris entre 1850 et 1852 (la date de publication étant 1853) ; ses planches lithographiques furent réimprimées pour deux autres publications, plusieurs années après. Cela démontre qu’une telle réimpression était techniquement possible. Qui plus est, les planches de Hirschfeld viennent de la même équipe de production que celles du Traité de Bourgery. Les quatre-vingt-douze planches (un nombre symbolique puisque certaines sont combinées) ont toutes été dessinées par J. B. Léveillé d’après des spécimens préparés par l’auteur, et ont été imprimées par Lemercier et publiées par Baillière à la fois en version non coloriée et en version coloriée à la main. Une seconde édition de l’ouvrage de Hirschfeld est apparue sous le titre Névrologie et esthésiologie. Traité et iconographie du système nerveux et des organes des sens de l’homme (Paris : Victor Masson et Cie, 1866), avec un texte considérablement révisé, mais avec des planches inchangées, l’auteur affirmant que : « … tous les changements ont porté exclusivement sur le texte, et j’ai dû laisser les planches intactes. En effet, une préparation étant bien faite et bien reproduite, et la nature restant partout et toujours la même, aucune modification de ce côté ne pouvait être ni utile ni désirable. » 11

    Deux versions suivantes de l’ouvrage de Hirschfeld ont été publiées à Londres avec des textes en langue anglaise et essentiellement les mêmes planches — bien que juste une sélection — que celles des deux éditions françaises. L’une a été publiée par John Churchill and Sons sous le titre The anatomy of the nervous system, dont la page de titre est datée de 1866 ; l’autre, An atlas of the central nervous system and cranial nerves, édité par H. H. Tooth, a été publiée avec seulement trente-sept planches, par J. & A. Churchill en 1890. Les planches de ces éditions ultérieures montrent des signes d’usure et, dans certains cas, de retouches, mais il y a peu de doute qu’elles aient été imprimées à partir des mêmes pierres que celles des éditions françaises. Certaines planches des deux versions anglaises ont un motif ovale gaufré à sec « Colorié par Mme Lemaitre », fig. 8 alors que les exemplaires des planches coloriées à la main de l’édition de 1853 de l’ouvrage de Hirschfeld de la British Library n’en ont pas. Les papiers utilisés pour les planches des éditions de 1853 et de 1866 sont largement comparables alors que celui de l’édition de 1890 se révèle être soit enduit soit chargé de kaolin. Toutefois, quels que soient les détails techniques, son papier est très différent de celui des éditions antérieures, ce qui établit sans l’ombre d’un doute qu’il n’y a pas eu d’exemplaires en surplus des planches des éditions antérieures. Ce qui amène à la conclusion que les images dessinées sur pierre à Paris au début des années 1850 ont été préservées pendant près de quarante années.

     Le fait que les pierres lithographiques originales aient pu être ainsi réutilisées pour de nouvelles impressions dans le cas d’Hirschfeld au début des années 1850 fournit des preuves concluantes quant à la possibilité d’imprimer avec succès des images sur pierre après une longue période. Cela renforce l’idée selon laquelle les planches du Traité de Bourgery auraient été réimprimées, mais n’exclut pas la possibilité que certaines impressions en surplus des planches imprimées pour l’édition de Delaunay aient été incluses dans l’édition de Guérin. À titre d’exemple, la planche 3 du volume trois de l’exemplaire de Strasbourg de l’édition de Guérin possède toujours la marque « Imp. Lemercier, Bernard et Cie. » et la planche 42 du même volume celle de « Imp. Lemercier à Paris ». Cela peut suggérer que les deux planches ont été imprimées en même temps que les planches équivalentes de l’édition de Delaunay (bien qu’elles aient pu être réimprimées avant que des arrangements ne soient conclus pour le reste des planches imprimées ailleurs, ou être réimprimées par un autre lithographe qui n’a pas réussi à retirer la marque d’origine).

     Il se peut que l’édition de Guérin du Traité de Bourgery ait utilisé des impressions des différentes sources mentionnées ci-dessus. Il est probable que la plupart des planches aient été réimprimées à partir des pierres dessinées pour l’édition de Delaunay (avec leurs marques retirées ou changées), mais que certaines des planches aient été des impressions en surplus faites à l’époque pour Delaunay. Compte tenu de ces deux sources possibles, il est inconcevable que Guérin ait commandé de nouvelles planches par chromolithographie.

     On peut se demander pourquoi les couleurs n’ont pas été imprimées par dessus l'impression originale en noir plutôt que de colorier cette dernière au pinceau. Cela aurait certainement pu être fait, mais aurait conduit à procéder à des ajustements puisque les dessins sur pierre étaient réalisés pour fonctionner visuellement en monochromie et également en coloriage manuel. Il était rare que des chromolithographies imitent le coloriage manuel, en partie parce que certaines encres d’impression étant opaques, auraient amoindri la richesse de l’impression noire sous-jacente. Quoi qu’il en soit, la chromolithographie exigeait un type de dessin différent, ne fut-ce que parce qu’elle impliquait la répartition des couleurs sur différentes pierres pour permettre la surimpression des couleurs. Par ailleurs, un des grands avantages financiers du coloriage manuel était qu’il pouvait être fait à la demande, alors que le coût considérable de la répartition de couleurs sur différentes pierres et de l’impression d’une édition entière en couleur devait être anticipé.

     Compte tenu de tous ces éléments, et malgré les avancées techniques qui avaient été faites en chromolithographie depuis la publication de la première édition du Traité de Bourgery, nous devons exclure la possibilité qu’un quelconque éditeur ait investi dans une nouvelle série de travaux sur pierre pour l’impression couleur. De toute façon, pourquoi changer le moyen de production des planches de ce qui semble avoir été une publication réussie ?

     Pour les besoins de cette étude, nous pouvons ignorer de telles questions afin d’évaluer les avantages et les inconvénients du coloriage manuel pour la lithographie et la chromolithographie des planches d’ouvrages, particulièrement des publications scientifiques apparues autour du milieu du dix-neuvième siècle. La chromolithographie n’était pas le seul procédé d’impression couleur disponible à cette époque. Au dix-huitième siècle déjà, la méthode de Le Blon pour imprimer en couleurs en utilisant le procédé de gravure en taille-douce à la manière noire fut appliquée avec succès à la production de planches anatomiques par son élève et successeur Gautier d’Agoty. 12 Au dix-neuvième siècle, époque durant laquelle l’impression couleur prit différentes formes et fut appliquée à une grande variété de publications, il est possible d’identifier trois grandes étapes clefs qui ont mené à la production matrisée d’images en couleur. Elles surviennent autour de 1820, durant la seconde moitié des années 1830, et au milieu des années 1860.

     La première de ces périodes inclut la publication de plusieurs éditions du traité sur la lithographie de Senefelder en 1818 et 1819 (dont deux reproduisent un extrait d’une impression ancienne de Fust & Schöffer en trois couleurs 13), le procédé d’impression brevetée appelé « compound-plate printing » (en France « à la Congrève » d’après le nom de son inventeur britannique), 14 Pacis annis MDCCCXIV et MDCCCXV foederatis armis restitutae monumentum de J. A. Barth (Breslau [Wroclaw], 1818) avec les bordures de ses planches imprimées en couleur par lithographie, 15 et les spécimens couleur imprimés en relief que William Savage a produits pour son ouvrage Practical hints on decorative printing (Londres, 1822). 16 La seconde période couvre un éventail encore plus large de techniques et de pays : le procédé d’impression en couleur de George Baxter à partir d’une combinaison de plaques gravées sur acier et de blocs en relief, qu’il breveta en Angleterre en 1835/1836, 17 les planches couleur de Frédéric Emile Simon pour les collections de lettres et d’alphabets de Midolle (Strasbourg, 1834–37), 18 le brevet français de Godefroy Engelmann de 1837 pour son procédé de « chromolithographie » (majoritairement) de quatre couleurs, 19 l’« Illuminated printing » de Charles Knight à partir de plusieurs blocs en relief, un procédé en relief qu’il breveta en Angleterre en 1838 et utilisa pour ses propres publications à succès, 20 et les expérimentations de Gustave Silbermann sur l’impression couleur en relief à Strasbourg en 1840. 21 La troisième période, au milieu des années 1860, fut principalement associée aux avancées dans l’impression avec des machines automatisées, particulièrement avec le développement en France des presses lithographiques qui étaient capables d’imprimer en couleur relativement rapidement. L’importance de ces dernières fut commentée suite à la place de choix accordée à l’impression couleur au cours de l’Exposition universelle de Paris en 1867. 22

     De toute évidence, lorsque le premier volume de l’édition d’origine du Traité de Bourgery fut publié en 1831, l’impression couleur n’était pas suffisamment avancée pour que Delaunay puisse même penser à l’utiliser pour la reproduction de ses planches. Les volumes ultérieurs suivirent simplement le modèle du premier, étant donné qu’il n’y avait pas eu de développement significatif des technologies d’impression pour justifier un changement de plan. Quel que soit le procédé spécifique employé, imprimer des planches de publications anatomiques en couleur aurait été une proposition risquée et extrêmement coûteuse, même au milieu du siècle. Abstraction faite de tout le reste, à l’époque, la plupart des impressions couleur à partir de blocs de bois en relief (ou de copies en métal), ou à partir de blocs de bois en relief ajoutés à une impression de fond imprimée à partir d'une plaque en creux gravée sur acier, étaient limitées à des publications d’un format relativement petit. La lithographie, contrairement à ces autres procédés, se prêtait bien à des images beaucoup plus grandes, même avant le milieu du siècle, et était donc idéale pour les planches d’ouvrages anatomiques et de publications similaires, bien que toujours dépendante du coloriage manuel.

     Dans l’ensemble, durant plusieurs décennies, l’impression en couleur par lithographie (chromolithographie) appartenait à l’une des deux catégories suivantes : les couleurs en aplat travaillées à l’encre ou une simulation de tons et de teintes par le dessin au crayon, parfois par pointillés à l’encre. La première approche fut largement employée dans les planches de publications d’arts décoratifs et pour les documents éphémères commerciaux comme les étiquettes ; la seconde fut appliquée à la reproduction d’œuvres d’art, d’exemplaires de peintures populaires, et de fac-similés d’ouvrages d’enluminures médiévales et d’ouvrages originaux les imitant. Autour de 1870, les deux approches avaient mené à un remarquable éventail de publications.

     Les travaux de la première catégorie ont commencé avec une série de volumes sur les arts décoratifs publiés par Georg Reimer à Berlin dans les années 1830, et se sont poursuivis avec des publications importantes comme celles de Owen Jones avec Plans, elevations, sections, and details of the Alhambra (Londres, 1836–45) et The grammar of ornament (Londres, 1856), et de Auguste Racinet avec L’Ornement polychrome (Paris, 1869). Les publications de la seconde catégorie incluent les livres cadeaux de Henry Noel Humphreys qui ont été publiés en Angleterre dans les années 1840 (bien que certains furent imprimés en France), la série de reproductions d’œuvres d’art publiées par la Arundel Society à Londres à partir de 1856 (qui inclut de beaux exemples d’impressions par Storch et Kramer à Berlin et Hangard-Maugé à Paris), et une série de livres somptueux inspirés de la période médiévale produite par Lemercier pour l’éditeur Curmer, tels que L’imitation de Jésus-Christ (Paris, 1855–57), Le livre d’heures de la Reine Anne de Bretagne (Paris, 1859–61) et — les mêmes années durant lesquelles la seconde édition du Traité de Bourgery fut publiée — l’Œuvre de Jehan Fouquet (Paris, 1866, 1867). 23

     Néanmoins, que se soit par chromolithographie ou par d’autres procédés, l’impression couleur ne fut pas du tout habituelle dans les publications de sciences naturelles jusqu’à une période relativement tardive du dix-neuvième siècle. À titre d’exception manifeste, nous pouvons citer les précieuses illustrations gravées sur bois réalisées par l’artiste Lydon en association avec le graveur sur bois et imprimeur Benjamin Fawcett dans les années 1860, dont parmi elles les quatre volumes de A history of the fishes of the British islands de Jonathan Couch (Londres : Groombridge, 1862–65).

     Les raisons de cette assez faible utilisation de l’impression couleur dans les ouvrages de sciences naturelles sont en partie économiques et, comme nous pouvons le supposer, en partie liées aux attentes des auteurs, des éditeurs et des lecteurs. Aucune de ces affirmations ne peut malheureusement être étayée par un grand nombre de preuves concrètes. Les raisons économiques pour conserver le coloriage manuel face aux avancées techniques évidentes de l’impression couleur au dix-neuvième siècle étaient triples. La première concerne le volume du tirage ou de l’édition. En règle générale, moins le besoin en exemplaires d’une illustration en couleur était important plus le choix avait tendance à se porter sur le coloriage manuel. Puisque le volume d’édition augmentait pour répondre aux besoins grandissants de l’éducation, de la lecture et de l’étude, et comme du papier et des méthodes de production meilleur marché devenaient accessibles, la balance pencha peu à peu en faveur de l’impression couleur.

     La deuxième raison relève de la nature du coloriage. De petites taches de couleur dans une grande variété de teintes — souvent nécessaires aux illustrations d’histoire naturelle — risquaient d’être coûteuses en impression couleur, mais relativement faciles à ajouter à la main. Cependant, des aplats de couleurs contenant des parties qui devaient rester sans couleur — ce qui était commun en illustration décorative — posaient des problèmes considérables au coloriste, mais étaient relativement simples à réaliser en impression couleur. Une troisième raison, évoquée ci-dessus, favorisait fortement le coloriage manuel. L’impression en couleur, particulièrement en plusieurs couleurs, faisait sens du point de vue économique seulement si l’édition entière pouvait être produite en une seule opération, voire sur plusieurs jours. En revanche, le coloriage manuel pouvait être réalisé plus ou moins à la demande, réduisant ainsi l’investissement financier initial et défrayant certains coûts jusqu’à ce que les ventes justifient la suite des travaux. Le coloriage manuel offrait également à l’éditeur la possibilité de publier des exemplaires non coloriés à un prix plus bas, comme ce fut le cas pour le Traité de Bourgery.

     En lithographie, le coût comparatif du coloriage manuel et de l’impression couleur semble avoir été évoqué pour la première fois à la fin des années 1820, quand la Société d’Encouragement de Paris offrit un prix de 2000 francs « pour l’impression lithographique en couleur ». La récompense fut annoncée en 1829, dans le volume 28 du Bulletin de la Société d’Encouragement. Afin de remporter ce prix, les participants devaient fournir 1000 exemplaires d’une publication et prouver qu’ils étaient en mesure de les produire à un coût inférieur à celui du coloriage manuel. 24 Les participants devaient appuyer leur candidature par une description exacte de leurs méthodes et par un relevé de coûts. Les dossiers de candidature devaient être déposées avant le 1er juillet 1830, afin qu’une récompense puisse être attribuée au cours de l’assemblée générale de la Société, plus tard dans l’année. En l’occurrence, aucun prix ne fut attribué à ce moment-là bien que chacun des trois compétiteurs obtint une mention honorable. Malgré un accueil mitigé, la Société continua à proposer son prix pour l’impression lithographique en couleur jusqu’en 1837. Sur les trois participants initiaux en 1831, l’un se retira. Ils n’étaient donc plus que deux en 1833. 25 Finalement, en 1838, Godefoy Engelmann remporta la totalité du prix de 2000 francs. 26 Ce dernier avait déjà obtenu un brevet pour son procédé de « chromolithographie » et reçu une médaille d’or pour ce même procédé, de la part de la Société industrielle de Mulhouse, l’année précédente. 27 À l’occasion de sa candidature à la Société d’Encouragement de Paris, Engelmann présenta des chiffres qui tendaient à montrer que ses chromolithographies coûtaient à peine plus de la moitié de celui des lithographies coloriées à la main (1,25 franc contre 2,40 francs). 28 Toutefois, l’accueil mitigé réservé au concours de la Société, malgré la bonne promotion qui lui était faite, souligne le point mentionné précédemment : Delaunay n’avait pas d’alternative efficace au coloriage manuel lorsqu’il lança les premiers volumes du Traité de Bourgery en 1831.

     De la même période, nous possédons les coûts comparatifs du coloriage manuel et ceux de la chromolithographie pour une publication précise. Les circonstances étaient des plus inhabituelles et découlent d’une erreur dans l’impression de l’une des quatre doubles planches de Travels in Ethiopia de G. A. Hoskins (Londres : 1835), chacune étant imprimée en quatre couleurs, avec un ajout de coloriage manuel. Charles Hullmandel était l’imprimeur des planches et Longman en était l’éditeur. Ce sont les registres de ce dernier qui révèlent le coût de la rectification de l’erreur. Même si les circonstances précises ne sont pas connues, nous savons que Hullmandel réimprima les quatre planches couleur, abandonnant le coloriage manuel ajouté à la première publication et imprima les exemplaires additionnels nécessaires entièrement en couleur (le nombre de couleurs sur chaque planche variant de six à huit). 29 Les registres de Longman révèlent que l’impression de 525 exemplaires de ces quatre planches chromolithographiées, chacune d’elles possédant trois couleurs imprimées de plus que celles de la première publication, coûtait un ancien penny britannique et un quart [1¼ d.] contre à peine moins d’un ancien penny britannique [1 d.] pour l’ajout manuel de trois couleurs sur un nombre similaire de planches. En l’occurrence, bien que les coûts fassent référence aux mêmes quatre planches, les zones de couleur nécessaires différaient en taille. Il y a donc trop de variables pour faire des généralisations à partir de cet exemple, en particulier parce que l’impression couleur incluait une teinte générale grise avec des zones vides à l’intérieur, un effet qui aurait été très difficile à obtenir avec le coloriage manuel. Cela indique cependant que, même dans une édition relativement petite et même au milieu des années 1830, l’impression couleur était sur le point de devenir compétitive face au coloriage manuel pour ce genre de travail de couleur en aplat.

     La nature de ce qui devait être produit était clairement un facteur clé dans le choix de s’en tenir à la méthode répandue du coloriage manuel ou non. Une lettre de l’artiste britannique Francis Bedford à l’éditeur Robert Sunter de York datée du 24 juillet 1851, concernant certaines illustrations qu’il préparait pour une publication d’architecture, souligne que le chemin à prendre était toujours incertain pour certains types de travaux au milieu du siècle. 30 Dans un passage, Bedford écrit :

« Je vous envoie ces épreuves de la première Pierre de la Crucifixion et des Vitraux du Chœur. Nous devrons les réaliser en Couleurs sur Pierre, car il n’y a pas de difficulté à faire ainsi, et cela épargnera des frais considérables, ce qui de nos jours est une considération importante. »

Mais en se référant à une étude en couleur de Fisher pour la même publication, il souligne différents points concernant le coloriage manuel et l’impression couleur :

« Je propose que cette planche soit coloriée à la main, comme elle requiert d’être légèrement et joliment coloriée avec des couleurs très lumineuses. J’en ferai, si vous le souhaitez, une ou deux comme modèle. Il serait peut-être tout aussi bien que je fasse une pierre ombrée pour donner une expression et un fini à toutes les parties qui le requièrent, ce qui épargnera pas mal de travail au coloriste. »

     Le coloriage manuel, particulièrement lorsqu’il devait être précis pour un travail scientifique, n’était en aucune façon bon marché. C’est ce qu’a révélé une facture envoyée à la Linnean Society de Londres par l’imprimeur / lithographe britannique Vincent Brooks, en date du 1er novembre 1856. 31 Il y est question d’un ensemble de planches pour un article écrit par Joseph Dalton Hooker, « On the structure and affinities of Balanophoreae », qui devait être publié dans le Transactions of the Linnean Society of London (vol. 22, 1859). L’article inclut seize planches, toutes dessinées par Hooker, mises sur pierre par le prolifique illustrateur botanique Walter Hood Fitch, et imprimées à Londres par Vincent Brooks. Quatre des planches furent imprimées à l’encre marron et ensuite coloriées à la main ; les douze restantes furent imprimées à l’encre noire et ne furent pas coloriées. Les coûts du travail lithographique, à savoir la préparation et la réalisation des épreuves sur pierres (et celui du lettrage et de ses épreuves), s’élevaient à 8 £ pour les seize planches. Le coût du papier et de l’impression de 750 exemplaires d’une feuille composée de quatre planches à l’encre noire s’élevait à 16 £ 10 s. 0 d. [16,50 £], et celui du papier et de l’impression du même nombre d’exemplaires des douze planches sur trois feuilles à l’encre marron à 54 £. Les feuilles noires étaient donc légèrement meilleur marché que les marrons. Ces chiffres peuvent être comparés au coût de quatre de ces planches coloriées manuellement, chacune probablement en 750 exemplaires, à un coût unitaire estimé de 3,75 anciens pences, ce qui fait un montant de 48 £. Le coût du coloriage manuel pour ces quatre planches uniquement représente donc bien plus de la moitié du coût combiné du papier et de l’impression lithographique pour la totalité des seize planches de l’article de Hooker.

     Il semble que les attentes de ceux qui commandaient les travaux ainsi que du lectorat présumé ont joué un rôle dans le maintien du coloriage manuel dans certains domaines bien après qu’il a été abandonné dans d’autres domaines. Tandis que les ouvrages d’arts décoratifs commencèrent à faire leur apparition avec des planches chromolithographiées dans les années 1830 et étaient plutôt communs au milieu du siècle, les éditeurs d’ouvrages d’histoire naturelle semblent avoir été réticents à changer leurs habitudes. Cela même dans le cas de publications populaires en grandes éditions, telles qu’une série publiée par Reeve, Benham & Reeve à Londres en 1850, alors qu’une impression en couleur aurait certainement été meilleur marché. 32 Trente ou quarante ans après, les éditeurs commencèrent à accepter l’impression couleur pour ce type de travail, comme le révèle Frederick Sander dans l’introduction de son Reichenbachia. Orchids illustrated and described (Londres, 1888–94). Certaines des 192 planches de sa publication en quatre volumes ont été entièrement chromolithographiées, alors que d’autres ont de la couleur ajoutée à la main. L’introduction de l’ouvrage définit les critères de choix entre les deux techniques : « certains des dessins de plantes seront coloriés par lithographie, d’autres seront peints à la main quand jugé utile » — en d’autres termes, lorsque cette technique se révélait être meilleur marché.

     Une solution pour résoudre le conflit apparent entre nécessités économiques et subtilité graphique consistait à suivre le chemin tracé par Sander et à combiner l’impression couleur avec le coloriage manuel. Ce fut presque la position privilégiée depuis le tout début de la chromolithographie, et ce pour de nombreux types de travaux différents. La pratique était si courante que, lors de la promotion de leurs méthodes d’impression couleur, à la fois Godefroy Engelmann à Mulhouse et Charles Hullmandel à Londres, mirent un point d’honneur à souligner que leurs procédés n’impliquaient aucun coloriage manuel. 33 En règle générale, les grandes zones d’aplat de couleur étaient probablement meilleur marché lorsqu’elles étaient imprimées en couleur que lorsqu’elles étaient coloriées à la main. Pour cette raison, les ciels, les premiers plans des paysages, les grandes feuilles de plantes et les zones similaires étaient souvent imprimées en couleur alors que les touches de couleur nécessaires pour certains éléments comme les habits des silhouettes dans le paysage, les petits éléments décoratifs architecturaux et la coloration subtile des fleuraisons étaient souvent ajoutées à la main. Le coloriage manuel était parfois ajouté à la couleur imprimée soit pour renforcer sa teinte soit pour réaliser des variations de couleurs. Par ailleurs, une plus grande richesse pouvait être obtenue en ajoutant du vernis sur certaines parties des couleurs imprimées.

     Pour la plupart, les ouvrages de sciences naturelles avec planches, particulièrement ceux portant sur l’ornithologie et la botanique, boudèrent l’impression couleur jusqu’aux dernières décennies du dix-neuvième siècle. Il est par conséquent peut-être utile de replacer les ouvrages anatomiques, et celui de Bourgery en particulier, dans un contexte plus large. Les planches des remarquables ouvrages sur les oiseaux qui furent dessinées par William Swainson, Edward Lear, John Gould et John Gerrard Keuleman durant les trois premiers quarts du dix-neuvième siècle prennent toutes la forme de lithographies coloriées à la main. 34 Exceptionnellement, les deux petits livres de Josef Wolf, Poets of the woods (1853) et Feathered favourites (1854), ont des planches chromolithographiées mais, comme leurs titres le suggèrent, ils n’ont aucune prétention scientifique. Le tournant décisif pour l’ornithologie est venu au cours des dernières décennies du siècle avec deux ouvrages illustrés de chromolithographies, dans leur intégralité ou en très grande partie, par Archibald Thorburn : Familiar wild birds de W. Swaysland (1883–88) et Coloured figures of the birds of the British Islands (1885–98), ouvrage en sept volumes de T. L. P. Lilford. Bien que des imprimeurs britanniques aient été employés pour ce dernier, la majorité des planches furent imprimées à Berlin par Wilhelm Greve. Environ à la même époque, le Catalogue of the birds in the collection (1874–98) du Dr Richard Bowdler Sharpe, éditeur au British Museum of Natural History, qui a été publié en 27 volumes, passa des planches coloriées à la main à la chromolithographie (à partir du volume 14). Un passage similaire du coloriage manuel à la chromolithographie est également observable dans certaines publications qui se sont poursuivies sur des éditions ultérieures. À titre d’exemple, Foreign finches in captivity de A. G. Butler (Londres : L. Reeve & Co., 1894) fut à l’origine publié en plusieurs parties, avec des lithographies dessinées au crayon par W. H. Frohawk, soit sans couleur soit coloriées à la main, mais les planches d’une seconde édition (Londres & Hull : Brumby & Clarke, 1899) furent imprimées par chromolithographie en pointillés par l’éditeur de l’ouvrage. 35

     On pourrait affirmer que les éditeurs d’ouvrages botaniques du dix-neuvième siècle étaient encore plus contraints par le poids de la tradition que les ornithologues. 36 Comme c’était le cas pour l’illustration anatomique, certaines publications avaient leurs illustrations imprimées en couleur, mais à partir d’une seule plaque encrée « à la poupée », c’est-à-dire de manière sélective, en différentes couleurs. Le Temple of Flora de Robert John Thornton (1799–1807) est à ce titre un ouvrage majeur bien que, comme beaucoup d’autres florilegia, ses planches comportent quelques coloriages manuels. Par la suite, le coloriage à la main d’une image monochrome, soit par une sorte d’impression en taille-douce soit lithographiée, resta l’approche admise pour l’illustration botanique pendant des décennies. Certaines des impressions couleur de fleurs de George Baxter, bien que n’étant pas des illustrations, sont inhabituelles à cet égard ; un parfait exemple étant sa « Hollyhocks » (rose trémière) de 1857, qui fut imprimée à partir d’une plaque d'acier gravée et de onze blocs en relief, chacun encré dans une couleur différente. 37 Des exceptions chromolithographiées antérieures incluent Le Jardin fleuriste de Charles Lemaire (Gand, 1851–54), qui se présente comme étant un journal général sur la botanique et l’horticulture. Alors que le Botanical magazine anglais reste fermement attaché au coloriage manuel à cette période, le journal de Lemaire inclut des planches imprimées de quatre à six couleurs sur une base à l’encre noire, presque une imitation du coloriage manuel. Autre exception, l’imprimeur belge Severeyns imprima trente-deux impressionnantes planches chromolithographiées d’après les dessins de Berthe Hoola van Nooten pour son Fleurs, fruits et feuillages choisis de la flore et de la pomone de l’Isle de Java (Bruxelles, 1863). Il continua avec des planches chromolithographiées pour deux imposantes publications d’horticulture : The Herefordshire pomona (Londres et Hereford, 1876–85) et le Nederlandsche flora en pomona (Groningue, 1876–79). Pour la majorité, cependant, la chromolithographie n’eut pas vocation à remplacer le coloriage manuel dans les publications de botanique et d’horticulture avant les dernières décennies du siècle.

     Un ouvrage général majeur sur la botanique fit une utilisation importante de la chromolithographie à cette période. Il s’agit de Pflanzenleben, de Anton Kerner von Marilhaun, 2e vol. (Leipzig : Bibliographisches Institut, 1887, [& Vienne] 1891), qui allait rapidement être traduit en anglais sous le titre The natural history of plants (Londres : Blackie & Son, 1894, 1895). 38 Bien qu’illustré tout au long de son texte par deux mille gravures sur bois, il inclut des planches chromolithographiées de qualité qui ont été imprimées par son éditeur, le Bibliographisches Institut (quarante dans l’édition d’origine, seulement seize dans la traduction anglaise). Au début du vingtième siècle, en botanique comme en ornithologie, le coloriage manuel était devenu un anachronisme. Mais le futur pour les décennies à venir ne résidait pas tant dans la chromolithographie que dans les nouveaux procédés photomécaniques, au cœur desquels résidait l’idée d’imprimer en seulement trois ou quatre couleurs.

     Les raisons de la survie du coloriage manuel dans certains domaines bien après que l’impression couleur (surtout la chromolithographie) ne l’a remplacé dans la majorité des cas, sont variées et complexes, mais les imprimés populaires, les ouvrages sur les arts décoratifs, les reproductions de peintures, les cartes topographiques et géologiques, l’illustration de livres en général et la publicité éphémère furent tous imprimés en couleur des décennies avant que cela ne devînt une pratique courante dans les sciences naturelles. Inutile de dire que les tirages des publications scientifiques n’étaient pas importants comparés à ceux d’autres types d’ouvrages, et cela aurait favorisé le coloriage manuel. Mais il reste la question des attentes et de la croyance apparente selon laquelle l’impression couleur ne pouvait pas rivaliser avec les variations subtiles du coloriage manuel requis dans les sciences naturelles. La comparaison d’un seul exemplaire d’une illustration coloriée à la main avec un imprimé en couleur équivalent, ou presque équivalent, pourrait bien conduire à un tel constat. Mais dans quelle mesure des planches coloriées à la main sont-elles semblables lorsque différents exemplaires d’une même édition sont comparés ? Il s’agit d’une question rarement posée. Toutefois, l’uniformité que l’impression couleur pouvait offrir, comparée au coloriage manuel, ne semble généralement pas avoir été un facteur de choix entre les deux méthodes. Une exception documentée est le Herefordshire pomona, qui a été brièvement évoqué ci-dessus. Dans ce cas précis, bien que le coût de l’impression couleur ait été très élevé et ait presque conduit à l’arrêt de la publication, elle a été considérée comme essentielle à la représentation fidèle d’un nombre incalculable de variétés de pommes et de poires, certaines d’entre elles n’étant identifiables que par leurs caractéristiques de surface. 39 À plus long terme, c’est l’une des contributions que l’impression couleur allait offrir aux éditeurs d’ouvrages scientifiques illustrés.

Colorier à la main ou chromolithographier, le pour et le contre

Michael Twyman est professeur émérite de typographie et de communication graphique à l'université de Reading, où il enseigne depuis plus d'un demi-siècle. Il est actuellement directeur du Centre for Ephemera Studies à Reading et enseigne également à mi-temps auprès d'étudiants en master. Il a écrit de nombreux articles sur l'histoire de l'impression et sur la conception graphique, et plus d'une douzaine d’ouvrages, dont Printing 1770–1970 (1970), Lithography 1800–1850 (1970), Early lithographed books (1990), Early lithographed music (1996), Breaking the mould: the first hundred years of lithography (2001) et A history of chromolithography (2013). Il est président de la Ephemera Society et vice-président de la Printing Historical Society.

1/ Paule Dumaitre, Histoire de la médecine et du livre médical (Paris, 1978), p. 334, et K. B. Roberts & J. D. W Tomlinson, The fabric of the body: European traditions of anatomical illustration (Oxford, 1992), p. 538. De telles observations ont peut-être conduit à qualifier de « chromolithographies » les planches de la deuxième édition du Traité de Bourgery dans plusieurs publications récentes.

2/ Voir ci-dessous note 10.

3/ Pour Jean-François Bénard (breveté en 1828) et Jean-Georges Frey (en activité de 1832 à 1850), tous deux ont également travaillé de manière indépendante, voir en ligne le Dictionnaire des imprimeurs-lithographes du XIXe siècle de l’École nationale des Chartes.

4/ Pour l’entreprise Lemercier voir notamment Corinne Bouquin, Recherches sur l’imprimerie lithographique à Paris au XIXème siècle : l’imprimerie Lemercier (1803–1901), Thèse de l’Université de Paris I – Sorbonne (1993), et, pour son travail chromolithographique, Michael Twyman, A history of chromolithography: printed colour for all (London: British Library; New Castle DE, Oak Knoll, 2013).

5/ Bouquin, Recherches sur l’imprimerie lithographique à Parisvol. 1, p. 122.

6/ Twyman, Chromolithography, pp. 232, 358, p. 358 n. 53.

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fig. 1/ La salle d’impression de Lemercier, rue de Seine, à Paris, vers 1846, au moment où les planches du traité de Bourgery semblent avoir été exécutées. Si la plupart des presses sont en bois, celle qui fait l’objet d’une démonstration au premier plan est une presse en fer, dont le modèle a été breveté par Eugène Brisset en 1844. Les pierres sont disposées le long des murs, à la manière des livres dans une bibliothèque. L’image provient d’une publicité pour l’entreprise de Lemercier parue en 1895 dans Le Figaro lithographe.

7/ Exposition universelle de 1855, Rapports du Jury mixte international, 2 vol. (Paris, Imprimerie impériale, 1856), vol. 2, p. 1230.

8/ Voir Michael Twyman, “Lithographic stone and the printing trade in the nineteenth century”, Journal of the Printing Historical Society, no. 8, 1972, pp. 1-41.

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fig. 2/ Édition Delaunay, Tome III, planche 42 © Université de Strasbourg, Service Commun de la Documentation (dépôt BNU)

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fig. 3/ La mention « Imp Lemercier à Paris » est identique à celle figurant dans l’édition Delaunay. Édition Guérin, Tome III, planche 42 © Université de Strasbourg, Service Commun de la Documentation (dépôt BNU)

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fig. 4/ Édition Delaunay, Tome VII, planche 27 © Université de Strasbourg, Service Commun de la Documentation (dépôt BNU)

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fig. 5/ La mention « Imp. Becquet, Paris. » a été substituée à la mention « Imp. Lemercier, Benard et C ». Édition Guérin, Tome VII, planche 27 © Bibliothèque interuniversitaire de santé, Paris

9/ Entre les années 1830 et 1840, il y a eu trois imprimeurs lithographes portant le nom de Becquet à Paris : Charle Germain, Louis Lubin et Pierre Prudence Louis (Dictionnaire des imprimeurs-lithographes). À un moment donné, tous travaillaient au 2 rue Pierre Sarrazin (l’adresse de la première presse de Lemercier).

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fig. 6/ Édition Delaunay, Tome I, planche 4 © Université de Strasbourg, Service Commun de la Documentation (dépôt BNU)

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fig. 7/ Cette planche a été redessinée à l’envers pour l’édition Guérin et elle porte la mention « Imp. Becquet à Paris ». Édition Guérin, Tome I, planche 4 © Bibliothèque interuniversitaire de santé, Paris

10/ Tome I, planche 4 dans les deux éditions. Dans ce cas, l'artiste lithographe semble avoir choisi la facilité en copiant assez librement la planche imprimée directement sur la pierre lithographique sans prendre la peine de l’inverser, réalisant ainsi une image dans l’orientation opposée à l'original.

11/ Préface de la seconde édition, p. x.

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fig. 8/ Tampon sec « Colorié par Mme Lemaitre »
J. B. Léveillé, Névrologie et esthésiologie. Traité et iconographie du système nerveux et des organes des sens de l’homme, Paris : Victor Masson et Cie., 1866.
© Bibliothèque interuniversitaire de santé, Paris

12/ Voir Colin and Charlotte Franklin, A catalogue of early colour printing from chiaroscuro to aquatint (Culham: the authors, 1977).

13/ Alois Senefelder, Vollständiges Lehrbuch der Steindruckerey (Munich et Vienna, 1818), et A complete course of lithography (London, 1819).

14/ Twyman, Chromolithography, p. 23.

15/ Twyman, Chromolithography, pp. 77–79.

16/ Michael Twyman, Printing 1770–1970 (London: Eyre & Spottiswoode, 1970; reprinted The British Library, 1998), pp. 38–39, 43.

17/ C. T. C. Lewis, George Baxter the picture printer (London: Sampson Low, Marston & Co., 1924).

18/ Twyman, Chromolithography, pp. 88-90.

19/ Twyman, Chromolithography, pp. 101-108.

20/ Twyman, Printing 1770–1970, pp. 39, 43.

21/ Twyman, Chromolithography, pp. 73–74, 319–21.

22/ Exposition universelle de 1867, Rapports du Jury international, publiés sous la direction de M. Michel Chevalier (Paris : Imprimerie administrative de Paul Dupont, 1868), vol. 2, p. 72.

23/ Tous les livres mentionnés dans ce paragraphe sont cités dans l’ouvrage de Michael Twyman, Chromolithography.

24/ Programmes des prix proposés par la Société d’Encouragement pour l’industrie nationale, dans sa Séance générale du 16 Décembre 1829, pour être décernés en 1830, 1831 et 1832, annexe, pp. 9–10. Voir aussi Twyman, Chromolithography, pp. 68, 86–87.

25/ Twyman, Chromolithography, p. 86.

26/ Twyman, Chromolithography, p. 87.

27/ Bulletin de la Société industrielle de Mulhausen, vol. 10, 1837, no. 49, pp. 313–22, Twyman, Chromolithography, p. 107.

28/ Bulletin de la Société d’Encouragement, vol. 36, 1837, pp. 465 n. 1, 504-
506, Twyman, Chromolithography, pp. 68 n.18, 108, 110.

29/ Voir Bamber Gascoigne, “The earliest English chromolithographs”, Journal of the Printing Historical Society, no. 17, 1982/83, pp. 62-71, et Twyman, Chromolithography, pp. 112-113.

30/ Sunter Correspondence, West Yorkshire Archive Service WYL149, Francis Bedford à Robert Sunter (libraire et éditeur, 23 Stonegate, York, 1843-56). Cité par Twyman, Chromolithography, p. 69.

31/ Library of the Linnean Society, London.

32/ Pour exemple, les planches de Mary Roberts, Voices from the woodlands (London, 1850), une d’entres elles est reproduite dans Twyman, Chromolithography, fig. 47.

33/ Twyman, Chromolithography, pp. 102, 116, 126.

34/ Voir Christine E. Jackson, Bird illustrators: some artists in early lithography (London: H. F. & G. Witherby, 1975).

35 Twyman, Chromolithography, p. 238.

36/ Voir Wilfred Blunt, The art of botanical illustration (London: Collins, 1950).

37/ Lewis, George Baxter, no. 276.

38/ Une planche de l’édition anglaise est reproduite dans Twyman, Chromolithography, fig. 186.

39/ Voir Michael Twyman, “La planche de l’Herefordshire pomona”, extraite de The Herefordshire pomona, facsimile edition, (London: Folio Society, 2014), vol. 2, pp. xi–xvi. Les spécialistes impliqués dans la publication de l’édition originale de cet ouvrage étaient tellement préoccupés par la fidélité de représentation des nuances colorées que chaque illustration devait être comme « le portrait chromolithographique » d'un des fruits figurés. (pp. xiii, xv).