C’est la troisième fois que je vais voir et dessiner des morts. La peur de départ ne se ressent plus. Elle est assez similaire à cette petite angoisse qui nous saisit quand on assiste à son premier cours de nu. Une gêne qui s’en va presque instantanément grâce au regard que le dessinateur porte sur les corps.

J’ai adoré être en Belgique pour ce workshop de dissection ; le cadre m’avait déjà mis en confiance. Quel plaisir de retrouver la spontanéité du dessin, se sentir chez soi entre les pages d’un carnet de croquis.

Bizarrement, mais sans doute cela est-il assez logique, j’ai du mal à me cantonner à dessiner les corps inertes. Je m’attache au vivant : difficile pour moi de dessiner chaque détail des corps ouverts. Je dessine alors rapidement ce qui les entoure, les lieux, les gens. J’observe les étudiants qui touchent les préparations comme un objet ordinaire, les médecins qui décrivent des morceaux de corps et les animent pour que l’on comprenne leur fonctionnement, leurs articulations, leurs mouvements, les gants bleus qui dansent autour des cadavres et les illustrateurs scientifiques fascinés par l’intensité de ce spectacle.

On m’offre un sujet immobile, ouvert et coloré, mais paradoxalement j’ai plus de facilité à dessiner les sujets mobiles, mouvant, pour redonner vie, à travers le dessin, à ces corps dépersonnalisés. Comme si les corps n’existaient qu’à travers la vie qui les entoure.
Nous faisons la même chose, dessinateurs et médecins : nous analysons la mort par des mouvements minimes, précis et délicats. Le crayon et le pinceau qui dessinent et colorent les pages des carnets sont similaires aux ciseaux et aux scalpels qui révèlent la chair cachée. Le médecin étudie l’anatomie en disséquant des cadavres pour soigner, pour sauver des vies. Le dessinateur s’attache uniquement au présent tel qu’il l’observe.